FIST OF LEGEND :
De la complémentarité des arts martiaux classiques
et modernes
Fist of Legend a
été réalisé en 1994 par Gordon CHAN. Il constitue un remake du célèbre film
de LO Wei, La Fureur de vaincre (1972), avec Bruce LEE. En 1937, le jeune CHEN Zhen, étudiant à Tokyo,
apprend que son maître de boxe chinoise a succombé à un combat contre
l’instructeur d’un dojo japonais de Shangaï. Afin de lui rendre un dernier
hommage, CHEN revient dans cette ville qui vit sous le joug de l’occupant
nippon. Il y découvre bientôt que son maître a en fait été empoisonné peu
avant son duel, à l’instigation d’un officier supérieur japonais, avec la
complicité d’un des disciples du défunt professeur. |
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Les points communs entre les deux films s’arrêtent
à ce synopsis lapidaire. Et c’est tant mieux.
Classique du cinéma de Hong Kong des années 70, La
Fureur de vaincre se révèle aujourd’hui un film médiocre, dont le seul
attrait réside dans la présence (dans tous les sens du terme) de Bruce LEE.
Outre ses cadrages et son montage largement perfectibles, le film étonne
surtout par un scénario épouvantablement manichéen (tous les Japonais sont très
méchants – tous les Chinois sont très gentils). Pis, le personnage de CHEN Zhen
interprété par Bruce Lee s’avère totalement incohérent : l’artiste martial
respectueux de l’enseignement de son maître se transforme en un véritable
hystérique éructant une floppée de vociférations qui frisent le ridicule. Bien
sûr, LEE assure le spectacle, avec des chorégraphies d’une puissance et d’une
célérité improbables. Mais ce n’est pas suffisant pour permettre au film de
tenir la distance[1].
Dès les premières images, Fist of Legend
s’impose comme l’anti-thèse de La Fureur de vaincre. Ecrit par trois
scénaristes dignes de ce nom, son script fait montre d’une subtilité bienvenue.
Par ailleurs, la direction d’acteurs de Gordon CHAN se situe à des
années-lumière de la piteuse mise en scène de LO Wei. Quant à Jet LI, il impose
ses qualités physiques et techniques avec brio, dans un style différent de
celui de Bruce LEE, mais tout aussi impressionnant.
Par ailleurs, le film bénéficie des chorégraphies
martiales de YUEN Woo Ping, réalisateur de quelques films à Hong Kong, mais
surtout réputé pour ses talents de coordinateur des cascades. Son travail sur Fist
of Legend le mènera d’ailleurs sur les plateaux de Matrix puis de Tigre
et Dragon.
Célébré pour ses combats aériens à grands renforts
de câbles, YUEN Woo Ping sera cette fois contraint d’imaginer des bastons sur
le plancher des vaches. En effet, le réalisateur veut insuffler au film un
style réaliste qui lui permettra de faire passer plus facilement son message.
Ainsi, Gordon CHAN fait ériger des décors pourvus d’un plafond très bas, pour éviter
à YUEN de filmer des combattants en train de lutter à dix mètres au-dessus du
sol. Wu xian pian[2]
d’exception, Fist of Legend se distingue du tout-venant dans le
cinéma HK par la complémentarité entre le travail de CHAN (co-scénariste et
metteur en scène) et celui de YUEN (chorégraphe et réalisateur des combats)[3].
Cette cohésion fait tout l’intérêt de ce film dans le contexte qui nous
intéresse ici. En effet, si vous n’avez pas vu Fist of Legend, vous êtes
certainement en train de vous demander ce que cet article sur un film de Hong
Kong vient faire sur un site consacré au karaté-do. Rassurez-vous, j’y arrive.
En premier lieu, le film met aux prises une école
de boxe chinoise et un dojo japonais de karaté. Ce dernier se révèle en fait
l’enjeu d’une manipulation visant les descendants de samouraï qui y résident,
ourdie par certains militaires nippons particulièrement belliqueux.
Parmi les nombreux éléments qui achèvent d’estomper le manichéisme apparent du film, le plus important est sans conteste le personnage de l’expert en arts martiaux japonais FUNAKOSHI Fumio, inspiré de son homonyme, Gichin, fondateur du karate moderne.
Dès la première séquence de Fist of Legend,
FUNAKOSHI se distingue des autres combattants nippons, non par ses qualités de lutteur
mais par son éthique.
Ainsi, lorsque le film débute, une douzaine de
karateka du clan Kokureu font irruption dans une salle de cours de l’Université
de Tokyo pour en chasser CHEN Zhen. Mais ils essuient une cuisante défaite face
au seul Chinois au cours d’une mémorable rixe.
Survient alors FUNAKOSHI, dignitaire du clan Kokureu qui fustige l’attitude des karateka, avant d’aller de l’un à l’autre, soignant ici une cheville luxée, remettant là une mâchoire déboîtée.
Cet
aspect de FUNAKOSHI est évidemment inspirée du personnage de NIIDE Kyojio,
interprété par MIFUNE Toshiro dans le film de KUROSAWA Akira, Barberousse.
Dans ce chef d’œuvre absolu (Barberousse est certainement l’un des plus
beaux films de toute l’histoire du cinéma), le Dr NIIDE en visite
professionnelle dans une maison close, remarque une fillette fiévreuse au bord
de l’épuisement. Le médecin décide d’emmener la malade à son hôpital. La mère
maquerelle, qui entend bien prostituer sa jeune pensionnaire, refuse et appelle
à l’aide. NIIDE se retrouve assailli par une dizaine d’hommes chargés de la
sécurité de l’établissement. Il fait alors montre sur eux d’une impressionnante
maîtrise du ju-jitsu.
A
la fin du combat, le médecin va de l’un à l’autre de ses assaillants étendus à
terre et leur prodigue les premiers soins.
Plus
tard, le film nous propose une confrontation entre FUNAKOSHI et CHEN, aussi
passionnante sur le fond que sur la forme. En effet, habituellement, dans les
films d’arts martiaux, les combats interrompent le déroulement de l’histoire,
laquelle reprend son cours dès la fin de la lutte.
Dans
Fist of Legend, et tout particulièrement dans ce duel, les assauts
participent à la définition et à l’évolution des personnages. Les regards, les
changements de posture, tout concourt à montrer la réflexion et l’effort
d’adaptation des deux combattants.
Au
cours de l’affrontement, FUNAKOSHI élargit son horizon en se confrontant à un
style de combat hybride mais efficace, tout en jaugeant la valeur morale du
jeune homme[4]. Mais il
imposera aussi à CHEN le respect de son adversaire (en l’occurrence un
Japonais, alors que l’on est en pleine guerre sino-japonaise) par la droiture
d’esprit qui sourd de sa maîtrise technique et de sa philosophie de karateka.
Ce
n’est pas l’opposition entre arts martiaux chinois et japonais qui caractérise
ce duel. CHEN Zhen, qui a étudié dans des dojos japonais, a déjà débuté une
synthèse entre boxe chinoise et karaté[5].
On peut d’ailleurs juger de cette évolution au cours d’un précédent combat,
contre son rival de l’école de boxe chinoise. Notez les différences entre les
deux combattants, dans des postures ayant pourtant la même forme.
C’est
plutôt dans la rencontre harmonieuse du classicisme et du synthétique, de
l’ancien et du moderne que le combat FUNAKOSHI / CHEN vaut d’être considéré. La
lutte commence en franche opposition, pour se muer, au gré de l’évolution des
personnages, en interpénétration des styles. On n’en donnera ici que quelques
exemples.
Citons
tout d’abord FUNAKOSHI qui s’essaie à la position de garde et au jeu de jambes
de CHEN (dont il s’attire ainsi la sympathie).
Puis,
le talent de cet adversaire deux fois plus jeune contraint le Japonais à trouver
des enchaînements inédits, comme celui reproduit ci-dessous, mêlant à son
karaté des techniques de judo et d’aïkido…
Ippon
Seoi Nage Kote
Gaeshi
…Mais
également des pratiques non conventionnelles mais efficaces :
Puis,
CHEN lui-même cherchera à s’harmoniser avec FUNAKOSHI en tentant, par exemple,
une projection que ce dernier lui a précédemment portée.
Le
combat se soldera évidemment par un match nul (bien que CHEN estime avoir
perdu…). Mais les deux hommes ont gagné le respect de l’autre.
Les
arts martiaux classiques ne doivent donc pas se pratiquer dans une vénération
de leurs seules origines mais avec l’esprit ouvert à d’autres formes ayant
fait leurs preuves. De même, les nouvelles techniques doivent se développer
sur les fondations des formes classiques, dans le respect de la philosophie
inhérente à ces pratiques.
Car
comme le dit FUNAKOSHI à l’issue du duel, « si l’important était de
gagner, on utiliserait des armes ». Et le Japonais de s’éloigner du
lieu du combat, très digne, mais en claudiquant tout de même un peu…
Un
film incontournable pour tout amateur du cinéma des arts martiaux. Ca tombe
bien : HK Vidéo en a sorti une édition DVD collector 2 disques hautement
recommandable.
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Liens :
Critiques
du film sur Oasies.com
Critiques
du film et du DVD sur DVDRama.net
[1] Cela n’empêchera pas LO Wei d’en écrire et réaliser en 1976 un mauvais remake, La nouvelle fureur de vaincre, avec un jeune Jackie CHAN qui n’est que l’ombre de LEE.
[2] On distingue généralement le wu xian pian, film d’arts martiaux classique, souvent en costumes (Il était une fois en Chine, Histoires de fantômes chinois, Evil Cult,…) du kung fu pian, film d’action moderne policier et urbain (The Killer, Time and Tide, The Mission,…).
[3] Habituellement, dans le cinéma de Hong Kong, le réalisateur du film cède sa place et sa casquette au responsable des cascades, le temps des scènes de combat. Pour Fist of Legend, Gordon CHAN – dont c’était le premier film de kung-fu – et YUEN ont travaillé de concert, l’un se chargeant de la direction d’acteurs, l’autre des cadrages et de la chorégraphie.
[4] Contrairement à La Fureur de vaincre, la fiancée de CHEN n’est pas chinoise mais japonaise. Elle est de plus la nièce de FUNAKOSHI (qui s’avère un père de substitution). Cette parenté renforce l’allégorie du film sur les liens étroits unissant arts martiaux chinois et nippons.
[5] C’est d’ailleurs une synthèse similaire que Bruce LEE avait réalisé en élaborant le Jeet Kune Do.